M.
Il est de la solitude comme du premier regard porté sur l’inconnue rencontrée, comme par hasard, dans l’un de ces lieux prétendus publics ; une vérité changeante comme ces paysages nocturnes vus d’un train à sa pleine vitesse et qui, pourtant, nous furent révélés dès le premier regard. L’esprit ne sait pas ce que possède la conscience. Je souhaitais pénétrer, mais sans effraction, dans cette parcelle d’intimité qui pourrait être qualifiée de commune, au sens où la nature est le patrimoine de tous sans être la propriété d’aucun. Je me savais dépourvu de toute curiosité malsaine, mais ne pouvais m’empêcher de m’imaginer dans la peau d’un presque vampire qui aurait eu plus de points communs avec une chauve-souris maladroite et végétarienne qu’avec un Nosferatu, fut-il de cinéma. Notre rencontre fut programmée, par l’intermédiaire d’un ami qui me savait inoffensif, comme vampire tout au moins. Je ne savais rien de ma première victime, souhaitant ces rencontres semblables à des îles inconnues qu’il me faudrait découvrir. Je m’étais rêvé vampire, je me découvrais marin. Serais-je moins ridicule dans la vareuse d’un navigateur qu’emmêlé dans la cape d’un buveur de sang ?
Je retrouvais M. dans une brasserie dont l’intérêt unique était de se trouver au point central de toutes mes divagations piétonnes. Mon sens de l’orientation irrégulier et incertain m’interdisait toute innovation concernant mes lieux de rendez-vous. Nous nous rencontrâmes comme à l’aveugle, n’étant sûr, ni elle ni moi, de l’identité de l’autre. Ce que fut cette rencontre restera notre secret. Non par goût des zones obscures, mais par volonté de trouver cette clarté qui se trouve au centre de chaque rencontre ; cette lumière qui nous échappe, le plus souvent, occultée par notre sens du raisonnable, de l’observation objective et glacée, du réalisme intellectuellement correct ; cette ouverture sur les vastes territoires du sensible. Je ne vous parlerais ni de son visage ni du son de sa voix. Je ne vous conterais pas notre conversation. Je me contenterais d’entrouvrir une fenêtre donnant sur quelques-uns des paysages, je ne peux imaginer d’autres mots, qu’elle m’offrit, sans peut-être même en avoir conscience. M. m’apparut, d’abord, être le terrain de chasse idéal pour le navigateur novice et vaguement anthropophage dans lequel je pensais devoir m’incarner. Elle était, me semblait-il, une femme sérieuse et responsable, exerçant la respectable profession de documentaliste au sein de l’éducation nationale. Elle possédait l’humour, la curiosité ainsi que la patience nécessaire afin de supporter mes indiscrétions et mon tact limité. Elle avait choisi d’accepter, non pas de fuir, de s’ouvrir aux assauts du monde qu’ils fussent doux et caressants ou bien douloureux. Elle avait compris que seule la tendresse les menait. Elle se savait forte de sa vérité projetée en pleine lumière, exposée aux regards de tous, forte de ses renoncements à l’indifférence ainsi qu’aux autres formes de citadelles inutiles dans lesquelles nous nous enfermons trop souvent, pensant nous protéger ? J’oubliais peu à peu mes premières impressions. Elle m’apparut alors comme l’un de ces longs bateaux attendant une rénovation qui peut-être ne viendra pas, l’esprit ouvert, attentif, non pas sur la défensive, mais prêt à offrir et à recevoir. Elle était le détonateur permettant au chercheur de trésor qui sommeille en chacun de nous d’exploser pour mieux se rencontrer. Elle cherchait un trou, une faille, une fissure, une entaille dans la terre ou un arbre, ou le temps, le fond de sa mémoire, elle ne savait pas trop. Elle cherchait à cacher un peu d’espoir… Pour plus tard, pour les autres, pour elle ne savait pas… Juste comme ça. Pour ne pas dévoiler (ou se dévoiler). Simplement parce que son instinct le demandait et que sa générosité refusait toutes limites. Elle était capable de s’oublier pour ne penser qu’aux autres. Elle offrait son temps et son intelligence, sa faculté d’écoute, pour vous permettre d’être. Elle n’était pas effacée, mais savait s’effacer pour vous laisser pénétrer dans ce que vous possédiez de plus intime, de plus précieux, et vous faisait comprendre, sans rien dire, juste par sa présence que la plus grande richesse était de ne rien posséder.
Des images s’imposaient. Je la voyais avec un enfant, le guidant sur les chemins d’une liberté nouvelle. Donne-moi quelque chose qui ne finit pas, qui sera toujours renouvelé, dit l’enfant, elle lui apprit à regarder et à comprendre, à apprendre aussi… Et sa joie fut une source intarissable. Elle le prit par la main pour le guider vers ce qu’il ne connaissant pas encore peut-être…
Elle se savait ignorante et s’en trouvait grandie. Je l’imaginais, aussi, dans un pays ravagé par la guerre. Les corps avaient éclaté sous l’impact d’une bombe. Ils étaient comme déconstruits, comme s’ils avaient peu à peu perdu leur humanité, cette disparition venant de l’intérieur (semblait-il), mais peut-être était-ce simplement une impression, un regard choisi et voulu pour atténuer l’horreur de cette destruction. Une femme gisait et geignait sur le sol. Elle avait été frappée puis violée puis frappée encore. Ils avaient vu en elle une proie, un objet comme l’une de ces breloques qu’achètent les touristes pour se convaincre plus tard de la réalité du plaisir éprouvé lors d’un voyage. Un enfant courait, les bras déployés, avion idéal venu pour le sauver ou funambule s’élevant lentement sur les ailes d’un moulin. M. avait choisi de ne pas fuir et attendait le retour du silence. Elle voulait sauver ce qui pouvait l’être. Elle savait que la barbarie doit, sans cesse, être repoussée, que tout le mal que nous faisons provient de notre peur, de notre lâcheté, qui est la peur des imbéciles. M. ne voulait ni ne pouvait s’économiser, la générosité ne peut être comptée. Le silence était venu, puis la paix, l’oubli, sans doute, s’installerait peu à peu, avec le retour à la vie. M. serait partie depuis longtemps. Vers de nouvelles solitudes à rencontrer.
Des années passèrent, sans nouvelles de M, puis j’appris sa mort. Par un ami… Suicide, disait-il. Il fait parfois si froid.