Littérature › Théâtre

jeudi 11 février 2021

Un homme sur deux

(Monologue)

Une cellule. Comme un cercueil. Sans doute faut-il s’habituer. Les murs, blanchâtres, voudraient se faire oublier. Un bat-flanc sert de lit lorsque vient la nuit, de table pour les trois repas découpant la journée en tranches insipides. Instrument de tortures et de discipline à toute heure.

Viendra-t-il ?… Il vient toujours… Comment pourrait-il en être autrement ?… S’il ne venait pas, je n’existerai plus pour personne… Je deviendrais une ombre. Mais il ne me laissera pas à mon néant. Sans moi que serait-il ? Il viendra ! … Et il sera seul. Je le sens. Aujourd’hui j’ai de la chance.

Mais je dois réfléchir, prévoir, m’organiser. Je dois penser à mon avenir. Je dois en avoir un ! Autrement tout serait inutile. Que ferais-je lorsque je serais vivant ?

Bruits de pas dans ce couloir impersonnel et triste. Une serrure joue son rôle et ouvre la porte de la cellule. Je ne la vois pas mais je sais sa présence.

Ici seuls les bruits sont doués de parole. Un homme, sans âge, entre dans la pièce. Il cherche à sourire mais n’y arrive pas. Il me demande si j’ai passé une bonne nuit, que pourrais-je lui dire ? Est-ce différent à l’extérieur ? Je ne sais pas.

Je n’arrive plus à me souvenir de ce qui était avant la prison. J’ai même oublié le tribunal. Le juge, les participants, le public, leur regard, leur voix. Avaient-ils une odeur, étaient-ils réels ? Je ne sais plus. Je ne veux plus.

Je ne suis pas bien. Je me coucherais si cela était possible, mais je serais aussitôt puni…

Je reste debout. Le gardien ne dit rien, que pourrait-il dire sans enfreindre les règles, celles de l’administration tout comme celles de la courtoisie.

J’ai honte de ma faiblesse. Le gardien semble trouver cela normal… Peut-être est-il aussi faible que moi ? … Sans doute est-ce pour cela qu’il est emprisonné, tout comme moi, même s’il possède les clefs ? … Le gardien semble ivre et sans doute est-ce le cas. La liberté est une liqueur trop forte pour qui n’a jamais connu autre chose que l’obéissance et il a failli désobéir, me permettre de m’asseoir, me dire qu’il me comprenait, que nous étions tellement semblables.

Le gardien quitte la cellule. Je ne bouge pas…

J’écoute le silence qui, peu à peu, revient. Chants d’oiseaux dans le lointain et bruits de pas se rapprochant. Je ne bouge pas, j’attends, comme d’habitude. Chez moi, l’attente est naturelle, comme respirer ou penser. Le rêve est devenu un acte volontaire et difficile.

J’aimerais avoir un oiseau. Je me sentirai moins seul. Mais ce serait absurde ! Une prison à l’intérieur d’une cellule ! Et lui n’a rien fait ! Quant à moi… Je ne sais pas… Pourquoi suis-je ici ? Je ne sais pas. Peut-être pour rien…

Et lui, pourquoi est-il là ? Parce que c’est son métier !… Peut-être l’a-t-il choisi ? Il aurait pu faire autre chose. Il a choisi d’être gardien de prison. Peut-être voulait-il être utile. apporter de l’humanité à ceux qui en étaient dépourvus… ou privés… Enfin, c’est un peu la même chose… Il ouvre beaucoup de portes chaque jour… IL en ferme autant… Mais il ne fait pas que ça. IL marche beaucoup, aussi, entre deux portes. Il y a de nombreux couloirs et autant d’escaliers. Derrière chaque porte se trouve un prisonnier qui attend sa venue. Souvent avec espoir. Parfois avec crainte… Et lui aussi attend ces moments-là. Sans eux il ne serait rien. Même s’il ne peut rien nous dire, par crainte d’être indécent en nous parlant de la vie. Cette vie qui continue et dont nous sommes exclus.

Parfois l’indécence me manque. J’aimerais savoir ce qui se passe dehors. S’il fait beau ou s’il pleut. Si les arbres existent toujours… Ici on finit par douter de tout. Aujourd’hui, il fait très beau, presque trop. Les gens souffrent de la chaleur mais je ne les plains pas ! Je les envie ! Dans une cellule, on ne peut se plaindre de rien. Je dois manquer de sens civique… Sans doute est-ce pour cela que je suis ici.

Le jour s’est levé sans que je ne m’en aperçoive. Je porte le poids de mes cauchemars. La nuit fut rude, peuplée de fantômes incertains et accusateurs, de souvenirs avançant masqués. Si je pouvais me souvenir… quel était mon nom ? qui étaient mes proches ? Je ne pouvais pas être seul. Qu’ai-je fait de ma mémoire ?.
Je ne me souviens plus de mon nom ! Je devais en avoir un pourtant. Je suis sans passé et sans avenir. Je n’ai plus de souvenirs mais il me semble que j’aimais apprendre, découvrir, comprendre. je ne sais plus très bien ce que disent ces mots. Je passai mes journées à parcourir la ville. Je connaissais chaque rue, chaque immeuble, chaque arbre, chaque pierre… Les arbres me manquent…

La rumeur avait précédé la lumière électrique indiquant le début officiel de la journée. Chaque journée était divisée en quatre parties : la matinée, l’après-midi, la soirée et la nuit. La lumière, ou son absence, rythmait notre vie : Lumière froide et vive pour la matinée, Lumière chaude et douce dans l’après-midi, lumière diffuse pour la soirée et l’obscurité totale pendant la nuit. Ainsi, pensait-on, les prisonniers ne perdraient pas contact avec la réalité et ne se prendraient pas à rêver à l’éternité, et, par voie de conséquence, à l’immortalité…

Les pas se rapprochent. Un. Deux… Trois, quatre… Cinq. Ils sont cinq !… Quelqu’un va mourir !.

Les pas se sont éloignés. Le silence revient, se débarrassant, peu à peu, des échos du micro-tumulte précédent. La porte s’est ouverte. Le Gardien s’excuse, il est en retard, les couloirs étaient bloqués.

J’ai eu peur. Je pensai qu’ils venaient me chercher. En fait j’ai peur tous les matins. J’imagine : des bruits de pas, plusieurs personnes, le gardien entre, il n’est pas seul. On m’emmène. Puis tout s’arrête.

Il ne faut pas penser à çà. Je peux être gracié, ou bien innocenté. Ils se trompent parfois. Un prisonnier est resté trente ans dans le couloir des condamnés à mort avant qu’ils ne s’aperçoivent de son innocence. Une erreur de nom.

La lumière a un sens !… J’en suis sûr maintenant. Elle est forte et pénible le matin, pour nous réveiller, comme du sel sur une plaie. Elle est douce et plutôt agréable l’après-midi. La nuit, il n’y a pas de lumière. Le soir elle est faible et sinistre… Les cauchemars sont là mais ils se cachent. Ils ne se contentent pas de nous mettre en cage. Ils nous enchaînent avec leurs règlements. Ils nous créent des habitudes.

Le gardien entre, il pense que je ne le ne le vois pas, ou que mon attention est ailleurs. Il ne veut, ni me faire peur, ni me surprendre, alors il attend, indécis, il sait attendre, il ne sait faire que çà d’ailleurs… D’habitude, personne ne remarque sa présence. Comme s’il était transparent. J’ai dû entendu penser à voix haute. Il m’a entendu et cela le gêne.

Êtes-vous joueur ? – lui dis-je – Je veux dire… Je sens que tout ceci n’est qu’une illusion, un jeu, dont nous pouvons changer les règles. Je peux être libre, si je le décide. Je ne peux pas abattre ces murs et sortir, mais je peux ne pas en tenir compte et ne plus avoir peur. Vous ne comprenez pas ? Peu importe. Quel est votre désir le plus cher ? Faites-vous confiance. Vous ne risquez rien. Rêvez ! Le gardien réfléchit, puis se lance : » j’aimerais avoir un peu d’argent, assez pour ne plus travailler. Je parlerais aux arbres et aux fleurs… J’aime ce qui ne bouge pas… ça me rassure. Je leur parlerai – un peu – et j’écouterai, longuement, leur réponse… Et je serais heureux !

Un autre jour commence, le gardien entre : Je suis heureux ! Grâce à vous. Je viens de faire un petit héritage. Je n’ai plus besoin de travailler. Je tenais à vous en faire part et je voulais aussi vous remercier… Mon seul regret est que je ne vous verrai plus… Qu’allez-vous devenir ?

N’ayez nulle inquiétude. Ma vie est belle.

Le gardien, s’emportant : « Mais bien sûr je m’inquiète ! Nous nous connaissons depuis si longtemps. Nous avons appris à nous connaître, à nous apprécier… Nous sommes des amis… Vous êtes mon seul ami. Et je vais vous perdre !…

La lumière diminue. Des pas, nombreux, dans le couloir. La porte s’ouvre. On m’emmène. Dans la cellule, l’obscurité est venue. Le gardien s’est affaissé, en larmes, sans doute. Le sol vibre. Je vois une mouche qui danse… D’autres mouches apparaissent… Je ne vois plus rien. Est-ce la fin ? Un homme sur deux est riche… Un homme sur deux est mort… L’un des deux s’est perdu.