Jardin de pierres

1

Silence du petit jour. L’automne est parmi nous. Grondements, chocs, cris, les rumeurs de la ville m’entourent. Je cherche le silence caché. La violence, peut-être, provient de la solitude. Mais pas de n’importe laquelle ! D’une solitude écartelée, vide et sans esprit. D’une solitude devenue prison et non pas espace offert à toutes les libertés de l’âme. Entre mon âme et moi existe parfois une faille où peut s’infiltrer le désespoir. Comme une vie qui se perd.

La ferveur parfois, comme si le doute oubliait, ouvre une porte à l’espérance. La nuit est entrouverte, tel un fruit obscur, chantant. Le silence interpelle la lumière.

L’arc-en-ciel après la pluie, tel un regard perché, réconcilie l’homme avec l’univers. Le ciel est une réalité fluctuante. Un nuage gorgé d’eau le transforme moins aisément que la moindre de nos pensées.

Une impulsion, comme l’un de ces ressorts libérant un piège, qui nous pousse à entreprendre un voyage sans connaître la destination. La réflexion se fait inutile fardeau. Le destin est notre guide. Je ne crois pas plus au destin qu’au hasard. La vie ne se peut écrire. La vie ne se perd ni se gagne. Elle se construit puis se parcourt sans jamais pouvoir revenir en arrière. D’or et de sang se trament mes souvenirs. Je connais mon passé mais n’en suis point le maître, heureusement, le présent seul est une ouverture. L’espérance est un trésor caché. Nous ne sommes pas. Nous devenons. Avancer ce n’est pas marcher mais marcher en s’élevant. Bientôt viendra l’oubli. Une page vierge s’ouvrira.

Entre deux mondes. Entre deux êtres. Entre deux parcelles d’éternité…

Combien de temps, de sang, de boue, d’amour, combien d’espoirs trahis, pour bâtir un pont entre l’homme et l’homme ? Tout ce temps donné à la souffrance. Tout ce temps passé sans aimer. Tout ce temps perdu, sans comprendre, sans savoir. Tout ce temps passé à souffrir pour que naisse l’inconnu. Tout ce temps épandu pour des semailles qui ne seront pas les miennes. Ce sang qui continue sa course vers le caniveau, ce sang donné à l’autre que je ne connais pas. Cet autre qui me laisse sans défense. Cette boue envahissante qui détruit l’image de ceux qui me sont chers, m’investissant jour après jour tel une place forte aux abois, pour enfin prendre possession de mon corps.

Solitaire, toujours, il me faut marcher et marcher encore, porter ces pierres de plus en plus lourdes pour mes épaules qui me paraissent, chaque jour, s’affaiblir un peu plus.

Combien de temps, de sang, de fatigues, combien de désespoir, de plus en plus présent, pour suivre une lumière qui s’éloigne toujours et, peut-être, disparaîtra ?

Pour quelle raison devrais-je me laisser dépecer, écraser, mettre en pièces ? Pour un but que je n’atteindrai pas ? Pour une clairière qui ne sera pas mienne ? Pour une source qui ne m’abreuvera pas ?

Me faudra-t-il longtemps penser en solitaire ? De là, sans doute, viennent mes terreurs. Suis-je un pessimiste heureux de vivre ou bien un optimiste qui doute ? Suis-je autre chose que le produit d’une éducation, d’une civilisation, de la peste noire, du hasard, d’un canular intergalactique ? J’aimerais bien savoir !… Ce n’est pas une obsession, mais, tout de même, j’aimerais savoir !

Bruits de vague dans un cerveau qui brûle. La vague est unique, solitaire, comme nous le sommes tous. Cette vague, qui n’est composée d’aucun élément matériel, me lave et me transforme. Elle entre par une brèche que je ne soupçonnais pas. Je me connais si mal ! J’avais besoin de la lumière du jour. De la voir. De la sentir. De la comprendre. De m’en imprégner. De la posséder de nouveau. J’avais besoin de refaire connaissance avec la vie, avec les hommes, avec la nature.

Combien de temps, de sang, de boue, d’amour, combien d’espoirs trahis, combien d’amis tombés, combien de souffrances acceptées, pour qu’une main se tende, effaçant le temps, le sang, la boue, ne laissant que l’amour ?

Il n’y a pas de bleu dans ma forteresse. La mer et la montagne me manquent. Le soleil aussi. Les néons ne parviennent pas à le remplacer. J’ai besoin de lumière, comme une fleur, je ne connais rien de plus stupide qu’une fleur, surtout sur papier peint… Là, sans doute, réside le secret de ma faiblesse, j’ai peur d’être stupide. Je connais pourtant des imbéciles heureux. Ils ne doutent pas. J’ai toujours considéré le doute comme le seul rempart réellement efficace contre la médiocrité, mais il s’agit aussi d’une ombre qui cache le soleil.

Peut-être me faut-il refuser de douter ? Peut-être faudrait-il que tout le monde refuse le doute ? Peut-être faudrait-il le faire disparaître de la surface de ce monde ? Ce serait beau !… Alors viendrait la lumière, déferlant comme ces vagues d’équinoxe, changeant nos impuretés en puretés nouvelles, ne laissant nul vivant, sur la terre, identique à ce qu’il fut. À ce moment viendraient la peur et le chaos, dévoilant l’autre aspect de nous-mêmes, le plus dangereux, car la peur nous suit pas à pas. Elle nous accompagne depuis la naissance. Elle nous force à courir vers notre point d’éclatement, nous oblige à rompre nos amarres, nos liens, avec la raison.

Mes rencontres sont des chasses. Je me brûle à mon propre brasier. Je m’autodétruis sans vraiment le comprendre. Je me perds dans les méandres de mon imagination. L’ombre de l’amour, heureusement, me rappelle à la réalité. J’aime une salamandre, la douceur de sa peau, la profondeur de son regard. Toutes les femmes aimées ont un regard profond. Toutes les femmes trahies pleurent dans ma mémoire. Toutes les femmes que j’ai aimées arrivaient en retard. Toutes auraient mérité d’être trahies.

Pourquoi n’aimes-tu plus le vent ? disait-elle lorsque nous nous vîmes pour la dernière fois. Je croyais alors que rien de ce qui la concernait ne pouvait être aimable encore, et elle me paraissait pourtant être l’univers. Les forteresses de la passion ouvrent les portes du désir.

Je brûlerai mes vieux habits, détruisant mes chairs mortes et inutiles, afin de m’alléger. Je libérerai mon imagination et découvrirai ainsi une logique nouvelle. J’aurai besoin, alors, d’avancer en pleine lumière et de reconnaître, dans cette clarté, qui naguère me laissait apeuré, ma propre image en mouvement. Il me faudra aussi, sans voir, sans entendre, sentir la vie couler sous mes doigts, la suivre dans ces contrées vierges encore, l’approcher tout doucement, comme pour un animal craintif le ferait l’homme qui le chasse, à la recherche de sensations neuves, inusitées et non pas à la poursuite d’une proie. Sans voir, sans comprendre, sans entendre, comme dans un rituel d’enfant, il me faudra apprendre mes sens, les sentir, les pénétrer, les habiter et ne plus être qu’un œil, une oreille, un cerveau. Il me faudra, ensuite, dépasser ce stade, je deviendrai une part de l’univers, une parcelle de la vie (ne fut-ce qu’un instant)

Il me faudra, ensuite, aller plus loin. Suivre ma route sans tracer de chemin. Progresser en confiance sans chercher à connaître le but. Fermer les yeux, tendre la main et sourire, sans même m’en apercevoir, comme dans une danse, comme dans un jeu. Et puis, sentir approcher le rivage, avant même de le voir, sentir son souffle épouser ma respiration. Découvrir enfin que rien ne m’est étranger.

Alors, et alors seulement, je pourrais avancer, enfouissant mes pieds nus dans la chair de cette terre nouvelle. Je ramasserai un grain de sable, l’un de ces innombrables et minuscules points qui construisent la terre. Je m’apercevrai qu’il est unique et pourtant identique aux innombrables grains de lumière composant l’univers. Je me reconnaîtrai en lui, qui est une partie de mon existence, de même que je fais partie de lui. Il n’y a pas de frontière entre ce qui bouge et ce qui est inanimé. Nous ne sommes jamais totalement seuls. Dans la lumière, je pars, je n’ai plus peur.

2

Je suis comme un aveugle et pourtant mes yeux ne sont pas morts. Je dois apprendre à regarder, à saisir les pensées avant qu’elles ne s’envolent. Je dois aussi apprendre à les réchauffer entre mes mains, à les couver afin qu’elles fleurissent puis à surveiller leur croissance, avec passion, avec patience, comme un jardinier, un amant ou un père. Je dois enfin accepter de les regarder partir, grandir, se multiplier, se donner à de multiples amants.

La nudité la plus crue. La peur, dépouillée d’elle même, seule, face à son propre cri, confrontée à son néant, exsangue, le corps lisse en apparence. Comme un lac qui repose, parcouru seulement par de furtifs courants, comme des veines mouvantes aux graciles caprices d’elfes libertins. Et puis l’attente. L’attente qui est absence de mouvements et qui pourtant est souffle. Souffles multiples en perpétuelle errance, mouvements imperceptibles, éoliens. Microscopiques fusées comme des points sans couleur que l’œil non averti confond. Et pourtant chaque souffle, comme une tache sans forme ni apparence, pour celui qui ne sait voir, est plein d’une vie complexe et unique, en mouvement. Chaque vie de chaque souffle, aux autres vies, dissemblable. Comme ne le peut imaginer l’homme pressé confondant mouvement et dispersion. Cet homme, malheureux sans doute, qui prend son refus de l’autre pour preuve de sa propre cohérence.

Chaque souffle parcourant le corps sans cesse, sans faiblir, semblable en cela aux autres souffles innombrables. Chaque souffle est énergie pure et ces points sans nombre, qui se confondent, mais ne se mélangent pas, forment la vie à eux tous. La vie qui est peur et attente. La vie qui est énergie, la vie qui porte et anime, et chante en nous lorsque, dénudée, chante la peur.

Dans la nuit obscure je partirai, comme un hommage à San Juan de la Cruz, le silence se fera oubli. La vie ne sera plus que vide. Les mots perdront leur saveur, leur sens, leur empreinte. Dans ce silence sans fin, dans l’oubli des semences de l’espérance, uniquement préoccupé par ma petite existence, me dissolvant peu à peu, je finirais par me perdre, m’oublier.

Dans ce silence sans fin. Dans l’oubli des semences de l’espérance, uniquement occupé de moi-même, me dissolvant peu à peu, je m’oublierai.

Dans cette vie qui ne sera plus que vide, tournoyant sur elle-même comme une sculpture morte, et d’elle-même affamée, tendre complainte qui n’aurait plus de sens. Sans but. Sans foi. Sans nourriture. Comme ces amours, vidés de leur substance, transformés en greniers, détrousseurs de nos solitudes. Les mots, détrousseurs de nos solitudes, ornés d’oripeaux au parfum d’habitude, les mots, sitôt prononcés, seront oubliés.

Dans la nuit obscure, je partirai, chevauchant les plaines désolées et les immensités fertiles de nos espoirs les plus hauts et les plus tendres, de nos douces splendeurs, de nos joies précieuses et furtives, de nos peurs renouvelées qui nous poussaient l’un vers l’autre, et nous ouvraient comme l’auraient pu faire ces clés magiques, dont parlent les livres anciens, afin qu’en nous entre l’univers.

Dans le silence de cette désertique plainte, toujours inachevée et qui ne peut mourir car elle ne sut naître. Unique et dense comme le néant et comme lui sans existence. Car la vie et l’oubli seront un. Les mots resteront, comme un espoir, presque comme un souffle, brindilles sur la mer.

3

Il y avait une porte blanche et lumineuse. Un bruit doux et tendre, presque caresse, plutôt soupir. Comme une plainte, un appel, une demande. Formulée du bord des lèvres afin de ne pas ternir l’intimité de la bouche, cavité buccale, presque caverne, entrée d’un gouffre, ouverture sur l’au-delà des songes, la face cachée de la raison. Lèvres juste entrouvertes.

Parfum subtil de la femme. La voix bientôt libérée. Le regard profond, sans aucun doute,
le corps aussi, son mouvement dessiné à peine. Vie cachée, source ou fontaine… Peut-être…
Silence, comme un sanctuaire, non pas église mais tabernacle pourtant. Défenses à investir une à une.

Défenses, redoutes, forteresses, fortifications, bosquets impénétrables, doutes silencieux, peurs contenues, violence réduite en esclavage.

Il y eut une autre porte. Bleue et mouvante. Un silence, puissant et vaste, comme une vague, un courant, une source tendre et amère, un peu, une vie muette et agissante, offerte.

Il y eut enfin une lumière franche. Et puis le silence. Comme une promesse.

L’espoir, la nuit, le silence. Un regard chargé tel une arme, non pas fusil ni même poignard, qui pourtant serait plus proche de la vérité par l’image qu’il impose : deux corps associés comme le seraient des complices, mais plume qui écrit et transperce.

L’espoir, la nuit, le silence. Une voix portée au rouge. Oeuvre d’alchimiste et non de comédien. Les mots sont comme des galets emportés par une vague. Ici, l’éternité remplace l’océan. Mots porteurs d’émotion et de tendresse. De sens aussi. À l’état brut, dépouillé de sa gangue de raison, conventions, habitudes…

L’espoir, la nuit, le silence. La nuit comme espace de liberté. Une nuit opposée à toutes contraintes géométriques et temporelles. L’espace-temps est oublié. La joie devient l’unique dimension du monde. L’espoir s’est installé au cœur du silence.

Jour et nuit mêlés. L’œuf originel. La goutte de vie primordiale. Matière et énergie con- fondues.

Le rythme devient lente vibration, rythme irrégulier. Pulsation teintée de sens. Une phrase apparaît, puissante et fluide, mascaret serein et rigoureux, vivant et sensuel. De la rigueur naît l’extase. La phrase, musicale maintenant, enfle et se transforme. Une étoile apparaît. Naissance de l’univers. J’entends le sang couler dans mes artères, source jaillissante de la roche, images de feu, ombres de lumières. La pensée devient chair, squelette, matière en fusion, entre torrent et lave. Je suis arbre qui grandit. Flamme animée par le souffle vital. Ma gorge s’ouvre. Ma voix jaillit enfin.

Il me faudra partir. M’abandonner au courant. Il me faudra laisser mon esprit comme l’on se défait, à la saison des mues, d’une vieille peau et que l’on est reptile. Il me faudra oublier l’homme ainsi que l’animal. Ces deux entités qui se déchirent et me possèdent. Je deviendrais arbre, fleur, herbe, grain de sable. Je serais la voix du vent dans le désert des larmes. Je serais le vide qui jamais ne s’emplit. Je serais la chute du temps. Je serais la fuite des feuilles. Je serais silence à l’écoute du monde. Je serais le feu et l’eau. Je serais la matière et son absence. J’intégrerais l’univers. J’irais, solitaire et serein, à ce festin de cendres. Je m’offrirais pour nourriture aux passants affamés.

Je fus géante rouge, je deviendrais graine de vie, source intarissable. La vie est une spirale, mais la peur est un gouffre.

Les chants de la terre montent dans le soir. Ciel de neige, la ville s’endort, le silence s’est installé, comme une lumière profonde et subtile. Qui suis-je face à la solitude ? La pensée peut être une compagne. Encore faudrait-il qu’elle touche à l’universel. Mon avenir sera l’enfant de mes rêves. L’imagination est la seule ouverture. La seule porte vers la vie. Entre asphalte et nuages, une ville s’est levée. Un dernier rêve, presque un cauchemar. Mon petit garçon est mort. Je le savais mortel et passais le temps à m’agiter, à remuer sans avancer. J’oubliais que le temps ne m’appartenait pas, que je n’avais pas le temps de dormir, de me perdre dans les méandres de rêveries factices, de tourner comme un derviche sans conscience. Seul mon confort égoïste m’occupait. J’accumulai les actions stériles comme un avare, craignant de vivre, s’entoure de pièces d’or.

Je n’ai jamais eu d’enfant.

4

J’aime une femme qui fut une salamandre. L’alchimie, toujours, tient ses promesses. J’aime, mais suis-je aimé ?… Quelle importance ! Ce qui fait partie de ma vie ne peut m’être pris. Je ne pourrais le donner même si je le voulais. Mais je peux offrir ma joie. La vie se remplit de ces petits bonheurs.

Le silence est une source où il me faut boire. Une blanche page qui ne deviendrait jamais noire. Le sens ainsi demeure évident. Le sens, toujours, sera ma préoccupation.

La communication avec les anges ? Le silence serait-il un gouffre ?

Trou noir… Antimatière… Spirale, piège à vertige. Peut-être faut-il perdre le goût du bonheur pour trouver le sens de notre existence.

La vie est-elle porteuse d’une signification précise ? Les anges ont-ils des ailes ? Je ne sais… Ils ont certainement un sexe, le contraire me décevrait…

Je ne peux supporter l’idée de l’angelot rosâtre, le ventre lisse, la poitrine plate, et les fesses gonflées plutôt que charnues. Je ne veux non plus imaginer un ange velu, l’image m’est trop pénible, plus proche du rapace grabataire et poussif que de l’humain ailé. L’ange ne peut qu’être femme, l’avenir de ma foi est à ce prix.

Jardin de pierres… Ce lieu vit mon berceau, connaîtra-t-il mon tombeau ? La vie est une spirale et le temps est une route. Je rêve d’écrevisses rougies par la cuisson. La musique en moi sera toujours présente. Machaut, Bach, Varèse et quelques autres, cailloux en archipel, délimitent mon royaume. L’esprit s’oublie dans cette immensité. Des arbres stylisés, branches plutôt que troncs, tissent ma mémoire. Le souffle du vent discret ignore la tempête. Ma fin sera mon commencement.

Je marche sur mes traces anciennes. Je ne serai jamais un bon guide. Ma voie m’apparaît plus incertaine que ma voix…

J’ai toujours eu du mal à m’exprimer. Je m’imagine, non sans mal, télépathe et ne suis pas sûr d’aimer cette idée. L’absence du corps, sonore ou charnel, présente autant d’inconvénients que d’avantages. J’imagine la situation :

Petite tragi-comédie inspirée d’une pantomime à l’antique manière.

Arlequin, debout, sur le devant de la scène, dans ce costume cher aux enfants sages et érudites (l’opinion des hommes ne me préoccupe pas) face à lui, colombine, dans le même costume. Ils se parlent. Aucun son n’est émis. Leurs figures sont identiques. Simples images théoriques, comme leurs noms : A et C pourraient remplacer Arlequin et Colombine, A et B seraient plus logique, A et A plus proche de la réalité.

Un homme voit son reflet dans une fenêtre sans vitre. L’imagination est au travail, me direz-vous, à moins qu’il ne s’agisse de la mémoire. Cet homme est amnésique. Il sut compter sur ses dix doigts avant qu’un accident ne le prive de ses membres supérieurs et inférieurs ainsi, d’ailleurs, que du reste de sa personne. Malgré tout, le reflet est réel. Pour l’homme tout au moins. La nature est miséricordieuse.

La mer danse pour la lune. Mes ancêtres furent des insulaires. Le mot îlien fut ma pensée première. Je suis né au milieu de l’eau. Sa douceur, souvent, me hante. Eau et roc furent mes premières amours. Le bois et le feu vinrent ensuite.

Aujourd’hui, le vent est ma passion.

Je me voudrais homme au manteau de vent… Serais-je obsédé par Éole ? Je ne me veux pas incarnation du vent. Je ne l’ai jamais regretté. Telle est, peut-être, l’une de mes faiblesses. Qu’importe… Je suis enfant d’une civilisation et ne le nie point. J’aime le vent comme on aime un ami intime. Sa nature, différente de la mienne, le rend plus aimable encore, plus aimé surtout. Le vent est le souffle de la vie fécondant la terre. Comme un feu qui oublierait de mordre. Comme une source d’eau fraîche presque désincarnée. Le vent est la mémoire du monde.